La naissance de Marguerite
Il est quatre heures dix-neuf du matin quand la première contraction me réveille. Je me lève, je m’assois à table et me verse un bol de céréales. Il fait sombre et on dirait que le jour tarde.
Je retourne me coucher en espérant m’assoupir.
Il est six heures trente quand je sens couler entre mes cuisses un liquide chaud et inconnu. Je ne sais pas si j’ai fait pipi ou si mes eaux ont crevé.
Jacob se réveille et je lui annonce. Il se lève d’un trait, étend un tapis de yoga et me toise, les yeux remplis de questions.
Il appelle à la maternité et on nous dit de venir comme je perds du liquide. Les bagages sont près depuis longtemps. Une première contraction douloureuse me happe à l’extérieur. Je m’accroche aux escaliers en cherchant une position où je serais bien. Il fait chaud et le soleil est apparu sans que je ne m’en aperçoive.
Ce sera une belle journée.
Durant les 5 minutes qui nous séparent de l’hôpital, j’ai plusieurs contractions très douloureuses et je ne sais pas comment les prendre dans la voiture. Je me tord sous les yeux apeurés de Jacob qui tente de nous conduire.
Une fois admis au triage, on monitore le cœur du bébé et mes contractions en me demandant de rester étendue sur le dos, mais je n’y arrive pas. Dès qu’une contraction se soulève, je me retourne, je me contracte, je tente de m’extirper de mon propre corps pour en sortir, pour que ça cesse.
Une interne vient vers nous. Maladroitement, elle enfonce dans mon vagin quatre de ses doigts enrubannés d’un papier censé déterminer si le liquide qui s’échappe de moi est du liquide amniotique ou si je suis devenue incontinente soudainement. Elle dit: Si c’est bleu, c’est que c’est du liquide amniotique. Quand elle retire sa main, je vois clairement les dites bandelettes toutes bleues.
Elle dit: La médecin va venir vous voir, parfois il y a des faux positifs.
Jacob est désemparé. Il reste près de moi, mais je ne supporte pas son contact durant les contractions. Il essaie de me faire des points de pression pendant que je lui gémis d’arrêter en m’excusant.
Quand la médecin arrive, elle me regarde avec compassion et incompréhension. Voyons, cette femme accouche, on voit les membranes qui sortent.
Une fois dans la chambre des naissances, Jacob me prend dans ses bras. Il me dit comme il me trouve bonne, belle, forte.
On coule le bain, on m’installe un ballon, on m’accroche un drap au lit. J’essaie tout cela, mais je n’arrive à rien. Je ne trouve en moi aucun espace où me déposer. Je papillonne d’une tentative de fuir la douleur à une autre, sans succès.
Quand je me place dans le bain, j’arrive à me détendre un peu. Et puis plus du tout. Je me mets à quatre pattes, je m’assois, je me relève. Je suis sans cesse en mouvement.
Jacob doit quitter pour s’enregistrer à l’accueil et pendant une période qui me paraît interminable, je reste seule dans la chambre à me demander comment je vais faire et surtout combien temps je pourrai continuer.
Je regarde par la fenêtre cette journée chaude d’été qui se déroule de l’autre côté, sans moi et je trouve tout cela surréel.
Quand Jacob revient, je dis Je n’en peux plus et il me prend contre lui jusqu’à ce que je fonde jusqu’au sol à la contraction suivante.
Une infirmière arrive et prend ma dilatation. Je suis à 3 cm et entièrement découragée par cette mesure. Elle dit: Comme tu as crevé tes eaux il y a maintenant 6h et que l’accouchement n’avance pas, nous devrons placer une perfusion d’ocytocine de synthèse pour aider au déroulement.
Mes yeux s’écarquillent et je cherche une issue. Je me sens déjà démunie face à la douleur de cet accouchement qui ne se déroule pas, apparemment, alors je me dis que je ne pourrai absolument pas supporter la douleur d’un accouchement qui se déroulerait advenant que ça advienne.
Je vais prendre la péridurale, que je dis. On ne me questionne pas, on ne me suggère rien.
Je vais appeler l’anesthésiste.
Je me retourne vers Jacob, les bras tombés et les yeux par terre. Déçue, humiliée d’être aussi faible. Il me rassure et fond en larmes. Je n’en pouvais plus de te voir souffrir, qu’il dit, impuissant.
On m’installe la péridurale et on me suggère de me reposer. Il est déjà 13h et ma journée a commencé tôt. Quand la douleur s’en va, Jacob et moi on se chuchote des douceurs. On va rencontrer Marguerite. Elle arrive.
La journée passe, mais la dilatation ne se passe pas. Jacob et moi jasons, rions, nous reposons. Nous attendons patiemment au début, puis de moins en moins patiemment ensuite.
À 21h, je ne suis dilatée qu’à 5 cm malgré la dose maximale d’ocytocine de synthèse depuis plusieurs heures. Je dois me coucher impérativement sur mon côté droit sans quoi le cœur du bébé chute dramatiquement. Et si tout le monde me dit ne vous inquiétez pas c’est normal ça arrive, j’ai toutefois la peur au ventre et le cou tordu pour bien voir en tout temps le cadran indiquant le rythme cardiaque de Marguerite placé en arrière de moi.
À 22h, quand on prend ma dilatation et que je ne suis qu’à 6 cm, les infirmières se lancent des regards qui ne peuvent être une bonne nouvelle. Elles quittent doucement la pièce. Il fait noir, l’ambiance est feutrée. Mon cœur bat vite et j’ai peur.
La gynécologue rentre. Je ne l’ai jamais vue. Elle se présente, elle parle lentement et semble ensommeillée. Elle me dit que le travail a été long, que mon bébé est fatiguée et que la dilatation stagne. Elle me parle de césarienne. Les larmes coulent sur mes joues sans bruit. Je demande s’il y aurait un autre moyen.
Que tu dois à 10 cm.
Elle reprend ma dilatation et soupire, comme découragée: Tu es à 9 1/2 cm. On va essayer quelques poussées et voir ce qui se passe.
Des infirmières entrent, on enlève le bout du lit. On me relève. On m’indique comment pousser. Je donne tout ce que j’ai.
Encore, qu’elle dit.
Je pousse de toutes mes forces. La gynécologue garde ses doigts à l’intérieur de moi et les yeux rivés sur le cadran.
Tu pousses bien. Ça avance. Je sens bien la tête. On pourrait continuer à pousser, mais ton bébé est fatigué. Si on va en césarienne tout de suite, on s’assure que tout se passe bien. Si on continue de pousser et qu’on part en césarienne d’urgence, on ne sait pas de quoi ton bébé aura l’air rendu là.
Je sanglote. Elle regarde autour. Elle dit: Tu as poussé, le chemin est fait, la prochaine fois, ça va fonctionner. Et moi, je la crois.
On débranche la péridurale et on nous laisse seuls dans la chambre. Je suis tellement déçue que je dis, et aussi mais enfin, ça va être terminé.
Le temps de me rendre au bloc opératoire, les contractions reviennent et elle sont encore plus douloureuses qu’au moment où on m’a installé la péridurale. Je le dis, paniquée, on me rassure: Ça achève.
On me déplace sur la table d’opération, on tire un drap, on me parle un peu. On m’injecte un anesthésiant et je me mets à trembler très fort. Jacob, qui devait attendre à l’extérieur jusqu’à ce moment, revient et me regarde, terrorisé. C’est pas moi, c’est la drogue, que je dis en riant jaune. Il se place tout près, il pleure sous son masque. On m’avise que l’opération va commencer et je me mets à avoir des nausées. On ajuste les médicaments et je deviens plus étourdie que nauséeuse.
Pendant qu’on ouvre mon ventre et sort mon bébé, je sens toutes les pressions, les mouvements, je sens le scalpel sur ma peau comme une caresse et puis, je les sens appuyer sur mon moi très fort, pousser, tirer, et je sens leur corps qui frôle mes jambes, tout cela sans douleur.
On me dit: C’est normal.
Et puis j’entends des paroles échangées. J’entends des voix qui se lèvent ensemble, mais je ne comprends rien. Je ne distingue pas les mots. J’entends: Naissance. Puis je vois mon bébé gris et mou traverser la pièce entre des mains gantées.
Es-tu morte? que j’arrive enfin à dire à travers les sanglots.
Non non non, qu’on me dit, désolé.
J’urge Jacob d’aller voir. Il y va, puis se retourne vers moi et me dit: Elle est parfaite.
Avant même qu’il ait fait autre pas dans ma direction, je hurle: RETOURNE-Y.
Je ne veux pas que mon petit bébé soit seul. Je veux qu’il la découvre pour moi, qu’il la regarde pour moi, parce que je n’arrive pas à torde mon cou assez loin pour la voir.
D’où je suis, je ne vois qu’une table autour de laquelle se tiennent plusieurs personnes qui regardent mon bébé avant moi.
Quand on me l’apporte enfin, je place mes mains sur elle, mais mes bras sont trop lourds. J’ai la tête qui tourne, j’ai mal au cœur. Elle est tellement près que je ne la vois toujours pas. Je caresse doucement son cou et je distingue une petite pupille noire qui me scrute. Après quelques minutes à peine, je n’y arrive plus. Mes bras sont trop faibles et je ne me sens plus capable de la tenir.
On la place sur Jacob qui la prend en peau à peau. Je les regarde du mieux que je peux.
En salle de réveil, on insiste pour que je la reprenne, j’hésite. L’infirmière insiste, elle me dit: Bien non, tu vas être capable.
Alors je prends Marguerite dans mes bras et je suis capable, effectivement. Au début, je trouve ça bizarre, puis, je sens son petit cœur battre sous mes doigts après l’avoir tellement scruté sur un écran et je vois son beau visage encore tout éveillé, comme si elle m’attendait.
Et puis je ne la lâche plus.
C’est encore la nuit, mais je ne vois pas les étoiles.